Présentée comme une encyclopédie “sans propagande”, Grokipedia promettait la neutralité algorithmique.
Mais derrière l’écran noir et les tweets triomphants, c’est toujours la même histoire : un milliardaire qui confond vérité et propriété intellectuelle.
🧠 « La vérité » selon Elon
Il y a des gens qui rêvent d’aller sur Mars. Elon Musk, lui, a décidé de commencer plus petit : il veut réécrire la réalité.
Le 27 octobre 2025, il a lancé Grokipedia, une encyclopédie “faite par l’IA”, censée nous délivrer la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Rien que cette phrase, déjà, sonne comme un slogan d’un autre siècle, un siècle où on croyait encore qu’il existait unevérité.
Mais Musk n’est pas un scientifique neutre. C’est un prêcheur de l’ère de la post-vérité. Un homme persuadé que les faits sont malléables, qu’on peut les “rééquilibrer” pour rétablir une “justice narrative”. Et c’est exactement ce qu’il promet avec Grokipedia : une version du savoir nettoyée de ce qu’il appelle la propagande woke de Wikipédia.
Une encyclopédie qui, derrière son vernis d’objectivité algorithmique, porte en elle le même ADN que son créateur : l’arrogance de croire qu’on peut réparer le monde à coups de code.
🌐 L’ère de la post-vérité
La post-vérité, c’est ce moment étrange de l’histoire où l’émotion a pris le pouvoir sur les faits.
Ce n’est plus la cohérence des arguments qui compte, mais la manière dont une idée “résonne” dans ton ventre. Et dans ce monde-là, Musk est un chef d’orchestre.
Depuis des années, il entretient une guerre symbolique contre Wikipédia, qu’il accuse d’être “contrôlée par l’extrême gauche”. Il s’est même offert un coup de com’ monumental : proposer un milliard de dollars à Wikipédia… s’ils acceptaient de se renommer “Dickipedia”.
C’est du Musk pur jus : une blague potache qui masque une stratégie de démolition.
Car derrière le sarcasme, il y a un message : “Je ne crois pas à vos faits, je crois aux miens.”
Sur X (anciennement Twitter), il multiplie les “vérités alternatives”, les insinuations douteuses, les posts pseudo-scientifiques repris par des comptes complotistes, tout en clamant qu’il “défend la liberté d’expression”.
Et Grokipedia s’inscrit exactement dans cette logique : créer une Wikipédia parallèle, alimentée par son IA Grok, censée “corriger les biais” de la version humaine.
Le paradoxe ? Il prétend combattre les biais en confiant la vérité à une machine qu’il contrôle lui-même.
Musk n’invente donc rien : il industrialise la post-vérité. Il ne veut pas que le monde soit plus vrai, il veut juste que le monde soit vrai selon lui.
🧩 La genèse de Grokipedia : la vérité, selon Elon Musk
Tout commence, comme souvent avec Musk, autour d’un micro et d’un ego.
Nous sommes en septembre 2025, au All-In Podcast Summit, le club privé des milliardaires qui ont troqué leurs scrupules contre des parts de capital-risque. Elon est assis avec David Sacks, Chamath Palihapitiya et d’autres habitués de la tech californienne. On parle d’IA, de liberté d’expression, de “rétablir la vérité”.
Et là, Musk raconte, tranquille : “Mon modèle Grok analyse Wikipédia, corrige les erreurs et recrée les pages en version vérifiée.”
David Sacks lâche alors, mi-amusé : « Pourquoi tu ne publies pas ça ? »
Rires dans la salle. Fin de l’histoire ? Pas pour Musk. Une boutade pour les autres, une prophétie pour lui.
Trois semaines plus tard, le 30 septembre 2025, il balance un tweet :
« We’re building Grokipedia @xAI. A massive improvement over Wikipedia. »
La machine est lancée. Littéralement.
Quelques jours après, il annonce la version 0.1, promet “une encyclopédie libérée de la propagande” et jure que son IA « comprendra l’univers ». Oui, rien que ça. Dans sa bouche, ce n’est pas un trait d’humour : Musk a une vraie obsession messianique pour la connaissance totale, la Vérité majuscule, avec un grand V comme Vérité ou Vérité officielle.
Mais le projet se prend déjà les pieds dans son propre concept. Le lancement, prévu début octobre, est repoussé : selon Musk, il faut « purger la propagande » avant d’ouvrir au public. Traduction : re-filtrer Wikipédia à travers Grok, son IA-prophète.
Le 27 octobre 2025, le site Grokipedia.com s’ouvre enfin. Page noire, logo sobre, et un compteur qui s’affole : 885 279 articles dès le premier soir.
Problème : la moitié vient directement de Wikipédia, copiés-collés, à peine retouchés. Certains paragraphes sont identiques, d’autres remplacent les formules neutres par des tournures “plus directes” – comprendre : idéologiquement orientées.
Musk s’en félicite, évidemment. Pour lui, c’est “le début de la fin de la désinformation”. Pour les autres, c’est surtout un Wikipédia bis, passé à la moulinette d’une IA propriétaire.
Il promet une version 1.0 “dix fois meilleure”, “libre de tout militantisme”, et lâche sa nouvelle punchline :
« La vérité, toute la vérité, rien que la vérité. »
Mais la phrase sonne faux. Parce qu’à force de prétendre détenir la vérité, Musk s’enferme dans le rôle du prophète post-vérité : celui qui ne cherche pas à comprendre le monde, mais à le remodeler pour qu’il épouse ses convictions.
Grokipedia n’est pas née d’un amour du savoir, mais d’une rancune : celle d’un milliardaire persuadé que Wikipédia lui ment.
Et au lieu de chercher le dialogue, il a fait ce que font tous les technos-mystiques : il a créé sa propre église. Une encyclopédie qui ne documente pas le réel, elle le reprogramme.
🚀 Le lancement de Grokipedia : entre ambitions et bugs
Le 27 octobre 2025, Grokipedia ouvre enfin ses portes.
Sur l’écran : un fond noir, une police sobre, un moteur de recherche minimaliste.
Sous le capot : une IA baptisée Grok, prête à délivrer la Vérité 2.0.
À peine en ligne, le compteur s’emballe : 885 279 articles. Musk jubile.
Le message de bienvenue promet une « base de savoir purifiée », sans militantisme, sans mensonge, sans nuance.
C’est Wikipédia… sans les humains.
Sauf que, très vite, la réalité fait un crash system.
Littéralement. Le site tombe en panne au bout de quelques heures, victime de son propre buzz.
Sur X, les captures d’écran se multiplient : pages inaccessibles, liens morts, IA qui répond « Erreur : Vérité non trouvée ».
Pas vraiment le grand soir de la connaissance universelle.
Mais Musk, lui, garde son aplomb.
Dans une série de posts nocturnes, il explique que « la Vérité demande du temps pour se charger ».
Un trait d’humour involontairement parfait.
Car Grokipedia, dès son premier jour, ressemble moins à une encyclopédie qu’à une performance : une démonstration de pouvoir travestie en mission scientifique.
Les journalistes, eux, ne sont pas dupes.
Le Point parle d’une « copie automatisée de Wikipédia ».
Wired souligne que certaines pages recyclent les théories de la droite américaine sur le genre ou la sexualité.
Et quand l’IA “corrige” l’histoire du climat ou du Covid, c’est souvent pour ajouter un peut-être là où la science disait certainement.
La Vérité, selon Grok, semble avoir un goût de doute calibré.
Pour Musk, c’est un triomphe : il a créé une encyclopédie qui ne prétend plus informer, mais rassurer ceux qui pensent déjà comme lui.
Pour les autres, c’est un symbole : celui d’un monde où l’objectivité devient un produit dérivé, estampillé xAI™.
Et pourtant, malgré les bugs, malgré les copies et les critiques, Grokipedia attire déjà ses fidèles.
Des curieux, des fans, des sceptiques, tous fascinés par cette promesse paradoxale :
une machine qui prétend dire le vrai dans un monde où même la vérité a besoin d’une mise à jour.
⚙️ Les dessous techniques et l’illusion de neutralité
Sous ses airs d’encyclopédie du futur, Grokipedia n’est rien d’autre qu’un énorme moteur de réécriture.
Son cœur, c’est Grok, l’IA de xAI : une machine nourrie d’articles Wikipédia, de journaux, de forums, de tweets, et de tout ce que le web compte de discours humains.
En théorie, elle “corrige les biais”. En pratique, elle fait ce qu’elle sait faire : reformuler.
Et c’est là tout le problème : reformuler, c’est déjà interpréter.
Musk présente Grok comme une “IA fact-checker universelle”.
Quand un utilisateur trouve une erreur, il ne peut pas l’éditer lui-même ; il doit signaler la faute à Grok, qui décide de la corriger… ou non.
Autrement dit : le savoir n’est plus collectif, il est algorithmique.
Fini les discussions entre bénévoles, les pages de débat, les sources croisées : désormais, une seule voix tranche, celle de l’IA, donc, celle de Musk.
Techniquement, le modèle mélange des briques open source et des outils propriétaires de xAI.
Certaines pages sont même toujours sous licence CC BY-SA 4.0, car directement importées de Wikipédia.
Mais pour Musk, la nuance juridique n’existe pas : il “libère la connaissance”, même quand elle ne lui appartient pas.
Le paradoxe est total : il prétend supprimer les biais humains, tout en centralisant le pouvoir éditorial entre ses mains.
Une encyclopédie sans contradiction, sans désaccord, sans débat : autrement dit, le rêve de tout autocrate de la vérité.
⚠️ Controverses et biais : la réalité rattrape le discours
À peine quelques jours après son lancement, Grokipedia est devenue un cas d’école. Pas pour sa technologie, mais pour son hypocrisie algorithmique.
L’IA censée “corriger les biais” s’est révélée… pleine de biais. Surprise : une machine entraînée sur Internet finit par ressembler à Internet. Et Internet, on le sait, n’est pas exactement un havre de nuance.
Très vite, les observateurs repèrent des perles :
- Des pages qui reprennent mot pour mot des théories pseudo-scientifiques,
- Des entrées sur la transidentité rédigées dans un vocabulaire stigmatisant,
- Un article affirmant que la pornographie aurait “aggravé l’épidémie de sida”,
- Ou encore des passages réécrivant l’histoire de l’esclavage à la sauce “détachons-nous de la culpabilité occidentale”.
Wired parle d’un “miroir inversé de Wikipédia”, où les affirmations contestées deviennent des “vérités alternatives” sous couvert d’équilibrage.
Le Point évoque un “copié-collé idéologique” : Grokipedia pioche dans Wikipédia, puis repeint le tout avec une couche de neutralité artificielle.
Sur X, les fans de Musk applaudissent la “fin de la propagande gauchiste”. Les autres y voient un danger : un outil qui habille les récits politiques de vernis technologique.
Et puis il y a les questions de droit : plusieurs pages affichent la mention “Adapted from Wikipedia”, preuve que l’IA ne crée pas tant qu’elle ne réinterprète.
Résultat : même la Wikimedia Foundation s’en mêle, rappelant que “copier un savoir sans en comprendre la méthode, ce n’est pas le propager”.
Au fond, Grokipedia n’a pas inventé de mensonges.
Elle a juste perfectionné l’art moderne de la demi-vérité : celle qui rassure, qui flatte, qui conforte ton opinion au lieu de la bousculer.
Et c’est bien là que Musk excelle : dans la post-vérité sur batterie, calibrée pour tes convictions.
🪞 Musk, champion de la post-vérité ?
On pourrait croire qu’Elon Musk veut “rétablir les faits”. En réalité, il veut surtout posséder la narration.
Ce n’est pas un combat pour la vérité, c’est un concours de storytelling à l’échelle planétaire, et il joue en mode “god mode”.
Depuis des années, il cultive la confusion entre sincérité et exactitude.
Quand il propage des théories douteuses, il se justifie au nom de la “liberté d’expression”.
Quand il partage une fake news, il ne s’excuse pas, il “ouvre le débat”.
Et quand il crée une encyclopédie truffée de biais, il la présente comme “une alternative équilibrée”.
En somme : il ne ment pas, il reformule. Ce qui, dans l’ère de la post-vérité, revient exactement au même.
Musk n’est pas seulement un entrepreneur : c’est un architecte du récit.
Il ne cherche pas à convaincre par la preuve, mais par le prestige, celui du génie incompris qui voit “plus loin que les autres”.
Grokipedia s’inscrit dans cette logique quasi messianique : c’est son temple de la vérité augmentée, son Wikipédia 2.0 où l’objectivité devient une marque déposée.
Mais le vrai coup de génie, c’est d’avoir compris que la vérité, aujourd’hui, ne se vend plus comme une donnée : elle se stream.
Elle se scroll, elle se like, elle se partage.
Et dans cette économie de l’attention, Musk ne cherche pas la rigueur, il cherche le monopole de la crédibilité.
En d’autres termes : Musk n’a pas tué la vérité.
Il l’a rachetée, renommée Grokipedia… et mise derrière un pare-feu.
🔍 Ce que révèle Grokipedia sur l’information en fin 2025
Grokipedia n’est pas seulement un projet de Musk ; c’est un symptôme.
Un miroir de notre époque où l’on confond souvent “comprendre” et “avoir raison”.
On a voulu un monde où tout le monde peut s’exprimer ; on a obtenu un monde où tout le monde veut éditer la vérité.
L’essor des IA a fini d’achever la frontière entre savoir et opinion.
Une encyclopédie générée par IA paraît plus neutre, plus propre, mais elle efface le chaos humain, les désaccords, les débats qui faisaient la richesse du savoir partagé.
À la place, on a un contenu lisse, calibré, sans aspérités, prêt à rassurer au lieu d’éveiller.
Et quelque part, c’est ça le plus ironique :
alors qu’on nous promet une “libération de la connaissance”, Grokipedia est en réalité une recentralisation du savoir.
Un retour au dogme, version numérique : une seule source, une seule voix, une seule vérité, avec un logo futuriste et un abonnement premium à la clé.
🧭 La vérité, version bêta
Grokipedia ne marque pas la fin de Wikipédia.
Elle marque la fin d’une illusion : celle d’un Internet ouvert, collectif, désintéressé.
Ce que Musk a bâti, c’est un monument à la post-vérité bien rangée, une vérité sous contrôle, hébergée sur ses serveurs, vendue avec promesse d’objectivité.
Mais la vérité n’a jamais été un produit.
Elle se discute, elle s’éprouve, elle se confronte.
Et tant qu’il y aura des gens pour se contredire, pour vérifier, pour douter, alors même face à l’IA la plus arrogante du monde, il restera une chance que le savoir reste humain.
